Le journaliste Raphael Lebrujah présente les multiples facettes de la révolution du Rojava dans son livre « Comprendre le Rojava dans la guerre civile syrienne ». 

Basé sur de nombreuses recherches documentaires et une enquête de terrain, le livre de Raphael Lebrujah propose un ensemble d’informations, tant sur les aspects militaires qu’historiques, politiques, idéologiques ou géopolitiques.

C’est la bataille de Kobané en 2014 qui a d’abord attiré l’attention de la communauté internationale sur cette région du monde où les Kurdes avaient lancé un projet démocratique pour résoudre les crises historiques du Moyen-Orient. Ensuite, l’invasion turque d’Afrin en mars 2018, mais cette fois-ci sous le silence total des gouvernements occidentaux.

Entre le soutien aux Kurdes et la complicité avec les régimes répressifs, le silence et l’encouragement, le refus et la reconnaissance, la menace de génocide et la reconstruction d’une nouvelle vie,  comment cette société fonctionne-t-elle ? Dans son livre, l’auteur nous présente également pourquoi le Rojava a vaincu un ennemi puissant là où d’autres ont échoué ?

Il s’agit de son premier livre d’analyse sur Rojava. « C’est un livre qui a été écrit pour être accessible à un large public. J’y traite de nombreux aspects de la situation que ce soit humanitaire, politique, géopolitique, économique ou encore militaire », souligne-t-il.

L’auteur affirme que son livre est le fruit d’un travail depuis cinq ans. Que cherchait-il alors et comment a-t-il découvert le confédéralisme démocratique ? « J’ai cherché à savoir ce que cachait ce conflit, puis j’ai fait des recherches et j’ai découvert le confédéralisme démocratique qui m’a beaucoup questionné. Par la suite, j’ai voulu aller sur place pour savoir ce qu’il était réellement. »

Qu’est-ce qui a poussé l’auteur à écrire ce livre, quelles sont ses observations sur place et pourquoi ce projet est-il important ?

« Le manque criant d’information fiable sur le sujet et l’urgence de traité d’une région en danger face aux menaces de génocide contre les Kurdes, mais aussi les chrétiens, les yézidis et de manière générale les minorités. Beaucoup de pseudo-experts écrivent n’importe quoi sur le Rojava, il fallait rétablir la réalité et c’est le but de ce livre. Il fallait également un livre permettant de parler aux diverses composantes de la société française pour les informer au mieux sur la situation et les armer intellectuellement pour contrer la désinformation ».

Mais comment décrire la lutte multidimensionnelle à Rojava, d’une part la présence des puissants qui veulent façonner la région dans le cadre de leurs intérêts, d’autre part un projet initié par le mouvement kurde, tout en sachant que la situation des Kurdes est très délicate et qu’elle exige plus de responsabilités et des stratégies pour survivre dans ce chaos.

« Le Rojava saisit les opportunités qui se présente à lui » affirme le journaliste, avant de poursuivre : « Pourquoi aurait-il dû refuser les armes qu’on lui fournissait contre Daech? Si la France avait armé les républicains espagnols, à part les fascistes, tout le monde aurait applaudi! Il y a une convergence d’intérêt et heureusement, que dire de plus? Le plus important est que le Rojava garde son cap vers une société démocratique, égalitaire et libre. »

Si on parlait de la gauche occidentale ? Cette guerre complexe, historique et multidimensionnelle, est-elle vraiment comprise par la gauche occidentale ? Au lieu de certaines accusations et analyses simplistes, ne devrait-elle pas faire plus d’efforts pour faire avancer un projet qui est à la fois socialiste, anarchiste, communiste, féministe et écologiste dans une région qui est en train de changer de nouveau le cours de l’histoire, mais cette fois-ci vers un autre avenir, un autre monde ?

Pour l’auteur du livre « Comprendre le Rojava dans la guerre civile syrienne, la situation est rarement comprise à la hauteur des enjeux. « Il y a un travail de soutien de la part gauche pour le Rojava et aux Kurdes de manière plus générale, mais les militants sont terriblement mal informés et de façon parcellaire. Sinon, les manifestations de soutiens à Afrin pendant l’invasion auraient attiré des dizaines, voire de centaines de milliers de gens dans les rues à un moment décisif où le gouvernement français hésitait et auraient pu afficher un soutien beaucoup plus important au Rojava. »

« Je voudrais également souligner que des gens de droites auraient très bien pu venir à ces manifestations, s’ils avaient aussi compris leurs intérêts dans l’affaire. Le Rojava n’est pas qu’une affaire de la gauche. Ce manque de mobilisation est aussi lié à une situation générale, où les questions internationales rassemblent de moins en moins. Cette situation a été amplifiée par le soutien qu’on apportait à certaines organisations comme à l’armée syrienne libre qui était une coalition hétéroclite dominée par les islamistes dans les faits, mais en réalité elle servait plutôt les intérêts de la Turquie ou des monarchies du Golfe. L’alternative que représente le Rojava est de loin la plus enviable pour le Moyen-Orient, si on aspire à la démocratie et à la paix pour les populations de la région. Pour ces raisons, la gauche, mais pas seulement, devrait se mobiliser davantage, informer de façon plus intense leurs militants et sympathisants autant qu’ils le font sur d’autres sujets. Le Rojava devrait figurer dans les priorités internationales de toutes les organisations se réclamant des droits humains et de la démocratie. Je pense que cela leur serait très bénéfique et mon livre a été écrit pour en prendre conscience. »

Qui est vraiment intéressé par ce projet à l’Occident ? Les libertaires, selon Raphael Lebrujah.

« Les premiers qui se sont intéressés à ce projet, sur le fond bien entendu, ce sont les libertaires notamment par l’influence qu’a eu Murray Bookchin sur Öcalan. Mais je pense que le travail de fond sur le projet n’est pas le monopole des libertaires, mais doit être approprié par toute la société. Le Rojava raconte une lutte de toute la société civile contre l’État-nation, par conséquent il est important que toutes les forces progressistes repensent leurs projets par rapport aux progrès immatériels qu’apporte le Rojava. La co-présidence homme/femme, l’autonomie démocratique, l’écologie, un meilleur équilibre entre la société et l’État sont des questions qui concernent tout le monde. »

On voit des critiques, parfois impitoyables, contre le projet de Rojava, sous prétexte de certains comportements antidémocratiques. Est-il réaliste d’attendre une démocratie complète ou parfaite dans une région devenue le champ de toutes les batailles ? Et si on parlait aussi des défauts des démocraties occidentales ?

« J’ai envie de dire que j’ai vu bien plus de problèmes démocratiques dans la société française et dans les organisations politiques françaises qu’au Rojava! » affirme le journaliste.

« Par exemple » dit-il avant d’ajouter : « Au Rojava, des groupes liés à de factions kurdes opposées aux autorités ont fomenté une insurrection en 2013 qui fut déjouée à la dernière minute sans qu’une goutte de sang ne soit versée. Ils ont tous été relâchés à condition qu’ils abandonnent leur projet. En France, cela aurait fallu des années de prison à ces personnes et même si un gouvernement de gauche avait été en place. En termes de dérives, on pourrait être surpris quand on a plus de chance d’être blessé lors d’une manifestation d’opposition en France qu’au Rojava. Cependant, tout risque n’est pas à écarter et il faut rester vigilant, c’est aussi une manière de les soutenir. Les droits humains sont respectés au Rojava dans les conditions que donne la guerre civile syrienne qui est une surenchère de violence permanente. La situation en termes de maintien d’un État de droit sur place relève tout simplement de l’exploit. »

Dans cette interview, le journaliste nous parle aussi de principaux obstacles extérieurs devant le succès du projet d’Ocalan en Syrie. Alors, comment décrire les problèmes rencontrés sur place ?

« Les obstacles sont très nombreux, mais pas insurmontables. Le premier est l’isolement du Rojava sur la scène régionale et les différents embargos plus ou moins forts qu’il subit. La situation humanitaire est très préoccupante. Les populations souffrent et par conséquent cela favorise des tensions internes. Les ingérences étrangères qui cherchent à orienter le Rojava sur une voie plus conforme politiquement aux attentes de certaines grandes puissances. Le risque d’invasion turque est réel ainsi que le retour du régime dans ces régions. Mais nous pouvons agir! Toutes ces menaces pourraient largement être réduites si une mobilisation de l’opinion publique internationale devenait beaucoup plus intense, dont l’un des pays clés est la France. Il est important d’alerter sur la situation humanitaire, mais aussi sur de très nombreuses exactions contre les populations du Rojava sur lesquelles pèse un risque de génocide réel. Il est extrêmement important qu’un système de mobilisation soit en capacité de faire réagir les populations et les décideurs, c’est le meilleur moyen de lutter contre ces obstacles. »

Pourquoi ne pas parler des faiblesses ou des erreurs internes devant la mise œuvre de ce projet ? Il y en a sûrement, mais lesquelles ?

« Il y en a toujours », dit l’auteur du livre.  « Je pense parfois qu’il aurait fallu prendre plus d’initiative comme en janvier 2016 pour attaquer Manbij beaucoup plus vite, au moment où Daech était le plus faible et peut-être moins attendre du soutien international dans un tournant décisif comme celui-ci. On peut aussi penser qu’il va falloir travailler plus activement sur la question de LGBT. Elle est socialement très mal acceptée bien que l’homosexualité soit dépénalisée. On peut aussi critiquer sur place le manque d’optimisation des moyens là où il y aurait beaucoup à gagner en efficience et en organisation. Les soutiens du Rojava, notamment ceux de la gauche, regorgent de gens ayant de nombreuses compétences et elles devraient être encouragées à séjourner sur place sur de longue période pour reconstruire et combler le manque de personnes qualifiées. Il y a beaucoup de choses à améliorer. Le plus important est l’orientation prise par le Rojava et elle va dans le bon sens. »

Si l’on parlait de la Turquie…L’auteur suit de près tout ce qui se passe dans la région kurde, que ce soit en Turquie ou en Syrie. Alors que la complicité de l’État turc avec des groupes dits « djihadistes » est avérée, comment analyser les attaques turques contre les Kurdes de Rojava et pour quels objectifs ?

« C’est assez simple » pour l’auteur du livre. « Mettre fin à toute tentative d’émancipation du peuple kurde, assimiler les populations ou les purger à terme. D’où le risque de génocide, d’autant plus grand de la part d’un État négationniste du génocide arménien. »

Par Maxime Azadi