La Turquie, l’Europe, le CPT et l’injustice institutionnalisée

Il ne s’agit pas d’un simple sentiment. L’injustice et l’impunité sont de plus en plus répandues et institutionnalisées. Il n’y a ni besoin de sondages ni d’analyses profondes pour confirmer l’injustice mondialisée. Malgré tout, il y a aussi une volonté qui résiste à toutes les attaques à travers le monde.

La liste est très longue pour montrer la dégradation des droits humains et l’instrumentalisation de la justice par les pouvoirs, sans avoir besoin des déclarations de telles ou telles organisations de défense de libertés.

Pour ne pas voir la généralisation des injustices, des inégalités ou de l’impunité, il faut être aveugle politiquement ou endoctriné profondément au point de perdre toute sensibilité humaine ou peut-être engouffré dans l’ignorance totale après avoir subi des politiques de moutonnisation, sinon profondément hostile à toutes sortes de libertés des autres, ce qui résulte d’une mentalité fasciste imposée.

LA TRAHISON DU CPT

Nous avons ici deux exemples qui sont liés et qui affectent la paix, la démocratie et les droits humains tant au niveau régional qu’international.  Deux exemples qui montrent à la fois le degré de l’implication des institutions européennes dans la dégradation des droits humains et de la complicité avec le régime turc.

Sans creuser le long historique des injustices visant les Kurdes depuis plus de cent ans, le premier concerne le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe. Depuis plusieurs mois, des centaines de Kurdes sont en grève de la faim pour demander la fin de l’isolement du leader kurde Abdullah Ocalan, emprisonné su l’île d’Imrali depuis 1999 dans un régime spécial et unique.

Les grévistes appellent également le CPT à rendre visite à Abdullah Ocalan, pour pousser le régime turc à respecter ses obligations, alors qu’il ne fallait même pas faire une telle demande, surtout ne pas mettre en danger des vies, pour que le CPT fasse son devoir existentiel.

« Le CPT a été établi par la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l’Europe, qui est entrée en vigueur en 1989 », lit-on sur le site de cette organisation. Lisons d’abord ce qui est dit dans l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme : « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ».

L’organisation européenne affirme, sans avoir honte ni regret, que cet article a inspiré la rédaction de la Convention instituant le CPT. Si on essaie de faire une description rapide de la Turquie, il n’est pas difficile d’imaginer la torture, le traitement inhumain, l’invasion, la négation, le massacre, le génocide, l’exécution extrajudiciaire, l’abus de pouvoir, la liberticide, le féminicide, la corruption, etc..

RENDRE ACCEPTABLE LA TORTURE

Comment peut-on ignorer la demande des centaines de personnes qui risquent leur vie pour une visite dans une prison ? Comment le CPT peut-il expliquer l’isolement total d’Abdullah Ocalan depuis des années ? Comment expliquer l’existence même de l’île-prison d’Imrali ? L’isolement carcéral avec l’interdiction tout contact avec l’extérieur n’est-il pas considéré comme une torture ? Ocalan n’a aucun contact avec ses avocats depuis 2011.

Le CPT se définit comme un mécanisme non judiciaire, à caractère préventif, destiné à protéger les personnes privées de liberté contre la torture et toute autre forme de mauvais traitement, complétant ainsi le travail judiciaire de la Cour européenne des droits de l’homme.

Contrairement à ce qui a été dit, le CPT protège, par ses pratiques, les tortionnaires, la torture et l’isolement carcéral ainsi que le système d’isolement mis en place à Imrali par le régime turc, ce qui place l’organisation « anti-torture » dans une complicité profonde. Par ces pratiques, il ne complète pas le travail judiciaire de la Cour européenne des droits de l’homme, mais il l’entrave.

Des questions légitimes s’imposent : quel est le prix de ce silence ? Qui entrave le travail du CPT ? Y a-t-il des dirigeants corrompus du CPT ? Ont-ils été payés pour leur silence ? Le CPT,  à savoir le Conseil de l’Europe, a t-il la responsabilité dans la création du système d’Imrali ? Plus le CPT refuse de faire son devoir, plus tous les doutes sont permis et légitimes. De fait, le CPT est une organisation qui contribue à l’institutionnalisation de l’injustice, il est un mécanisme de rendre acceptable la torture, un mécanisme qui banalise les mauvais traitements et encourage les oppresseurs. Si la Turquie refuse de mettre en oeuvre les conseils du CPT, c’est aussi un problème du Conseil de l’Europe. Si ce dernier préfère fermer les yeux sur les exactions avérées de son partenaire turc, il devient complice, et même la source d’espoir pour les détracteurs de la liberté, en bafouant ses « critères » relatifs aux droits humains.

LE CONSEIL DE L’EUROPE IGNORE LA COUR DE JUSTICE

Tout comme le premier, le deuxième exemple concerne à la fois la Turquie et l’Europe. En novembre 2018, la Cour de Justice européenne a pris une décision contre l’inclusion du PKK sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne (UE), renouvelée tous les six mois, en concluant que les arguments avancés par l’UE n’étaient pas suffisants. Cette liste injuste a une fois de plus été mise en cause, mais le Conseil de l’Europe et les gouvernements européens ignorent toujours cette décision, alors que la juridiction de la Cour de justice est obligatoire et ses décisions s’imposent à tous les pays de l’Union européenne. En septembre 2017, la chambre des mises en accusation de Bruxelles avait estimé que le PKK n’est pas une organisation terroriste. Pour la justice belge, le conflit turco-kurde était un conflit armé non-international. Les décisions de justice ont-elles une valeur pour les gouvernements européens ? Il est clair que la justice et les droits humains sont ignorés, politisés, instrumentalisés ou manipulés au profit des intérêts économiques ou politiques. D’une part, il y a une justice qui fait son devoir, d’autre part des institutions qui trahissent leurs devoirs. Dans tous les cas, les droits humains restent victimes, et pas seulement en Turquie.

LA DIALECTIQUE DE LA REPRESSION

Aujourd’hui, plus rien n’est loin de nous et tout ce qui se passe ailleurs nous affecte aussi. Le fascisme installé en Turquie n’est pas indépendant de la position de l’Occident; la diplomatie inhumaine des gouvernements de l’Occident ne peut pas être séparée de la dégradation de la situation de la liberté aux niveaux nationaux.

Le système carcéral d’île-prison Imrali était un prototype de Guantanamo. Mis en œuvre à Imrali après l’arrestation d’Ocalan qui implique les Etats-Unis, l’Europe, la Russie, l’Israël et la Turquie, l’isolement carcéral s’est répandu ensuite dans toutes les prisons turques, puis il a pris en otage toute la société. La Turquie est devenue plus fasciste après l’isolement total d’Ocalan en 2015, tandis que l’Europe est moins démocratique, avec des mesures de plus en plus autoritaires.

Tout est lié. Si on ne peut pas expliquer toutes les injustices à travers de ces deux exemples, ils montrent cependant comment l’injustice s’institutionnalise et prend une ampleur mondiale. Tout cela nous fait également dire que plus on ferme les yeux sur ce qui se passe ailleurs et aux lois de la realpolitik, plus on se retrouve avec moins de liberté chez nous, tout comme les attaques politico-judiciaires contre la presse ou la violence policière en France. Le manque de liberté, la répression ou l’injustice est comme le changement climatique ou une épidémie; sans prise de position ferme et une contre-offensive, elle n’arrêtera pas sa propagation et nous affectera tous.

Ainsi, la position complice du CPT et le mépris du Conseil de l’Europe envers la décision de la Cour de Justice se nourrissent de nos indifférences. Plus ils mettent en danger la vie des grévistes kurdes, en tolérant la torture dans les prisons et les massacres de Kurdes, plus les citoyens européens sont concernés et visés. Et pire encore, en dehors de toute complicité des gouvernements européens, le seul fait du recul de la démocratie en Europe sert de prétexte qui motive les dictateurs comme Erdogan.

Maxime Azadi

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