Pour le président turc Recep Tayyip Erdogan, la presse turque n’a jamais été aussi libre et pluraliste. Il le répète à chaque occasion. En réalité, dans ce pays, les médias n’ont jamais été libres, ni aujourd’hui ni hier. Pire encore, les médias ont contribué énormément à la destruction de la démocratie.

L’objectif ici n’est pas de redéfinir les critères du journalisme ou la mission du journaliste, mais de dénoncer le rôle néfaste en Turquie des médias et des journalistes qui ne peuvent pas être considérés comme « innocents », car ils ont une lourde responsabilité dans la répression et la destruction de la liberté d’expression.

LE TRISTE BILAN DU JOURNALISME

Je viens d’une époque où acheter un journal, avoir en possession d’un journal kurde comme « Özgür Gündem », « Özgür Ülke » ou « Demokrasi » était un crime, un prétexte parfait pour être emprisonné. Je parle des années 1990. Je laisse à imaginer les risques pour ceux qui travaillaient pour ces médias. Depuis cette date, des dizaines de journalistes ou travailleurs des médias kurdes ont été assassinés, exécutés, ou tout simplement disparut.

Dans toute l’histoire de la Turquie, les journalistes critiques ont fait l’objet de la répression. Selon l’Association des avocats contemporains (CHD), au moins 79 journalistes ont été assassinés entre les années 1905 et 2015. Mais ce bilan ne reflète pas toute la réalité, car la presse kurde, à elle seule, a payé une tribu encore plus lourde. Au moins 89 travailleurs des médias kurdes (journalistes, écrivains ou distributeurs de journaux) ont été assassinés depuis le début des années 1990. Des dizaines de journaux kurdes ont en outre été fermés à plusieurs centaines de fois. Censure, autocensure, intimidation, arrestation, torture, enlèvement, interdiction, fermeture ont été des pratiques systématiques sans interruption au cours de l’histoire de ce pays.

De l’exécution à l’intimidation sans masque par les autorités, les journalistes kurdes ou opposants se retrouvent aujourd’hui dans les geôles turques, dans un pays transformé en une prison à ciel ouvert. Au moins 212 journalistes et travailleurs de médias sont aujourd’hui en prison, selon la plateforme du soutien aux journalistes emprisonnés (TGDP), 135 selon le syndicat des journalistes de Turquie (TGS), 157 selon International Press Institute (IPI), 68 selon le Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ) et enfin 33 journalistes sont en prison selon RSF qui préfère suivre une logique proche de l’État turc dans la définition de journaliste.

COMPLICES HIER, COMPLICES TOUJOURS

Mais quels rôles ont joué les médias et les journalistes turcs dans la répression pour se retrouver aujourd’hui eux-mêmes, du moins des dizaines d’entre eux, sous la répression ou sous les verrous. Le silence et la complicité d’hier ont contribué énormément à la situation désastreuse d’aujourd’hui. Si quelques-uns d’entre eux qui soutenaient la guerre contre les Kurdes sont aujourd’hui en prison parce qu’ils sont opposants de la politique actuelle du régime, des milliers d’autres continuent de soutenir le régime Erdogan avec tous ses crimes, en devenant des acteurs parfaits de la guerre psychologique.

LES APPAREILS IDÉOLOGIQUES DE LA MONDIALISITION

Alors que le journalisme dans sa globalité à travers le monde vit une crise identitaire, surtout après le choc d’Internet, le journalisme en Turquie vivait depuis toujours dans une crise et une complicité profonde avec les autorités et les patrons.

Sans parler de la responsabilité des médias occidentaux dans la situation actuelle de la Turquie,  regardons d’abord la situation de la presse et ses conséquences dans les démocraties à l’échelle mondiale. « Nous passons de l’ère des médias de masse à celle de la masse de médias », résume l’ancien directeur du mensuel le Monde diplomatique, Ignacio Ramonet, dans son livre « L’explosion du journalisme ». Le résultat de ce journalisme avec d’autres facteurs l’amène à dire : « L’homme contemporain court ainsi le risque de devenir un ignorant bourré d’informations. »

Pointant du doigt des grands groupes qui ne s’assument pas seulement comme pouvoir médiatique, « ils sont surtout devenus les appareils idéologiques de la mondialisation », souligne-t-il, avant de faire un autre constat : « Les grands groupes médiatiques ne se proposent plus, comme objectif civique, d’être un quatrième pouvoir, ni de dénoncer les abus contre le droit ou de corriger les dysfonctionnements de la démocratie. Ils ne souhaitent même plus s’ériger en quatrième pouvoir, et encore moins agir comme un contre-pouvoir. »

Il n’est pas non plus difficile de constater, comme il est dit dans le livre de l’ancien directeur du Monde diplomatique, que « quelques grands groupes médiatiques ont cessé de défendre les citoyens et agissent contre eux ».

L’EMPOISONNEMENT DE L’INFORMATION

L’utilisation des médias dans les guerres comme une arme idéologique n’est plus un secret. On le voit partout, que ce soit dans les démocraties ou sous les régimes autoritaires. Ils sont souvent accusés d’être conspirateurs, défenseurs de statu quo, corrompus, machines de désinformations ou encore fidèles chiens de garde des intérêts capitalistes. Liant les médias de masse et la mondialisation libérale, le journaliste Ignacio Ramonet attire l’attention sur l’empoisonnement de l’information. « En raison de son explosion, de sa multiplication, de sa surabondance, l’information se trouve littéralement contaminée, empoisonnée par toutes sortes de mensonges, polluée par les rumeurs, par les déformations, les distorsions, les manipulations. »

En résumé, les « grands groupes de médias» nuisent à la démocratie. L’information et le journaliste sont l’essence de cet appareil qui sert en premier lieu aux intérêts de la mondialisation libérale.

LES MÉDIAS QUI PRIVENT LES GENS DE LEURS CAPACITÉS DE PENSER

En Turquie, à part une poignée de médias kurdes ou de la gauche qui résistent depuis toujours, la responsabilité des médias dans la répression et le recul de la démocratie est sans équivoque; la domination des services d’État et des patrons sur les médias est plus intensive ; le nationalisme et la mentalité étatique chez les journalistes turcs sont plus profonds. Ils n’hésitent pas de pointer du doigt les opposants, notamment les Kurdes comme cibles. Ils accusent, ils jugent et ils condamnent les gens. Certains travaillent dans ce métier pour gagner leur vie et n’ont pas le courage de critiquer, d’autres sont insignifiants, ne souciant de rien pour ne pas être dérangés. Par contre, une grande partie de ces « journalistes » soutiennent activement la politique répressive du gouvernement. Ils participent volontairement aux crimes de l’État, aux campagnes de désinformation, de manipulation et prennent même leur place aux activités d’espionnage. Récemment, l’agence de presse Anatolie a publié une iconographie des candidats HDP aux élections municipales du 31 Mars, en les présentant des candidats ayant de liens avec le « terrorisme ».

PAS DE DÉMOCRATIE AVEC CES MÉDIAS

En octobre 2018, Erdogan disait également, à la fois par son ignorance et sa soif aveugle du pouvoir : « On dit que les médias sont le quatrième pouvoir ou une chose de ce genre (…) Pas de démocratie avec les médias »

Il avait raison sur deux points : les médias en Turquie ne sont pas le quatrième pouvoir et ne l’ont jamais été. Et avec ces médias, il n’y aura pas non plus de démocratie. Les médias turcs ont toujours été pour le pouvoir, ce qui les plaçait dans une position contre la démocratie. S’ils parlaient de la démocratie de temps à autre, c’est que leur maître leur chuchotait à l’oreille.

Nous avons ici un grave problème avec les médias et l’information. Les médias d’hier à aujourd’hui en Turquie n’informent pas, ils ont été et ils sont toujours sous contrôle des autorités, en diffusant des informations hautement toxiques, dangereuses, et même mortelles. Une information qui rend malade, démobilise, déshumanise et qui fragilise les citoyens face aux attaques du capitalisme ou des régimes autoritaires, en nous privant de nos capacités de penser, de juger, d’agir.

ILS SONT RESPONSABLES DE LEURS ACTES

Oui, nous voyons des journalistes ayant participé aux répressions. Il s’agit des journalistes qui sont tout simplement complices, des acteurs de désinformations et de manipulations véhiculées par le pouvoir ou les services secrets ou par les patrons. Donc, ils ne peuvent pas fuir de leurs responsabilités. Le fait que ces médias ne soient sous contrôle du régime n’enlève rien à leur responsabilité. Ils restent responsables de leurs actes. Ici on peut faire appel à Sartre pour mieux expliquer la responsabilité de chacun pour toutes les situations, alors qu’ici on parle d’une participation plus grave encore: « L’homme est condamné à être libre ; condamné parce qu’il ne s’est pas lui créé lui-même, et par ailleurs cependant libre parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. »

Les conséquences de leurs responsabilités, de leurs rôles et de leurs actes sont si graves qu’ils laissent les sociétés sans défense, provoquent un effondrement moral et humain, et consolident l’esclavage. Une foisprivé non seulement de sa capacité d’agir, mais aussi de sa capacité de penser et de juger, « vous pouvez faire ce que vous voulez » avec un tel peuple, constate la politologue Hannah Arendt.  On voit également ce constat chez Albert Camus, dans un entretien en 1951 : « Une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques (…) court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation. »

Maxime Azadi